Vers une définition de l'éducateur bienveillant: 1. La Courbe de l'attitude dégradée - un outil d'éducation positive

Un outil d'éducation positive: la courbe de l'attitude dégradée


Un recadrage a toutes les chances d’être efficace s’il intervient à la base de la courbe, c’est-à-dire immédiatement (entre le Point 0 et le Point A). Plus on tarde, plus la situation se dégrade, plus la courbe est difficile à redresser et donc plus l’intervention risque d’être lourde et laborieuse.
Le Point 0 représente l’attitude idéale réclamée aux enfants : ils sont calmes, attentifs, détendus, participatifs, il n’y a ni tension ni perturbation. Ils ont intégré les règles et les respectent. L’idéal est de maintenir le groupe sur cette ligne droite durant toute l’activité. C’est rarement le cas, bien sûr. Un certain nombre d’événements interviennent toujours au cours de l’animation qui viennent rompre cet équilibre, soit de l’intérieur du groupe (une tension s’installe entre deux individus, un enfant n’est pas motivé et déconcentre ses copains…), soit de l’extérieur (un bruit, une personne qui passe…). La concentration qui s’amenuise peu à peu, la fatigue qui s’installe, la faim peut-être aussi, sont autant d’éléments qui rendent compliqués le maintient en ligne droite de l’attitude attendue sur un lapse de temps long.
Les Points A, B et C, symbolisent différentes perturbations et leur évolution dans le temps. Cela peut être progressif ou très rapide selon les cas.
  
Le groupe des 4-5 ans est assis et écoute les consignes d’un jeu. Tout se passe bien, tout le monde est attentif (Point 0). Maël sort un élastique de sa poche et commence à jouer avec, il n’écoute plus (Point A). L’animateur n’a pas remarqué, en tout cas ne dit rien. Pourtant le petit jeu de l’élastique commence à intéresser les copains. On le regarde avec attention. Maël est très fier d’agiter son élastique devant tout le monde : ce petit objet anodin est une façon de se démarquer des autres et de narguer l’autorité de l’animateur. Omar et Lucie, plus téméraires que les autres, voudraient jouer eux aussi avec l’élastique et essaient de subtiliser l’objet des mains de Maël qui, évidemment, ne se laisse pas faire. Ça s’agite et le groupe des trois copains déjà n’écoute plus (Point B). Décidément l’animateur est très distrait, ou alors il a mal organisé l’installation de son groupe (il ne voit pas tout le monde). Toujours est-il qu’il laisse faire. A présent, ça y est : Maël, Lucie et Omar sont rejoints par deux autres individus qui font valoir leurs droits à jouer avec l’élastique. Lucie arrache l’élastique des mains de Maël et les deux commencent à se disputer, d’abord discrètement, puis de plus en plus bruyamment et ils en viennent aux mains : Omar repousse Lucie, Khadija, la meilleure copine de Lucie prend sa défense. Plus aucun enfant n’est attentif à ce que dit l’animateur : une moitié du groupe se chamaille, l’autre regarde, commente, prend partie… L’agitation est très grande, une bagarre éclate entre Khadija et Omar, Lucie est bousculée et se cogne. Elle pleure. Bref, la situation s’est dégradée (Point C), tout le groupe en est affecté.

Préserver la fluidité.
Au fur et à mesure que la situation se dégrade, la fluidité de l’activité se détériore et la nécessité d’une rupture s’impose – par des interventions de plus en plus appuyées, contraignantes et longues. L’objectif de l’éducateur bienveillant est de maintenir le maximum de fluidité possible dans le déroulement de l’activité et d’éviter toute brisure de rythme préjudiciable à l’humeur du groupe. Autant qu’il est possible, l’attention des individus doit être focalisée sur les enjeux de l’activité et le plaisir d’y participer, non sur la discipline et sur tout ce qui vient la contrarier. Le maintient de l’attitude du groupe sur une courbe oscillant entre le Point 0 et le Point A a pour objectif de préserver cet état d’esprit positif fluide.

Point A : stade d’oscillation modérée.
Les micro-perturbations qui viennent gâter l’attention du groupe restent tolérables et peuvent être contrôlées sans recours à des mesures coercitives lourdes qui viendraient rompre le déroulement de l’activité. La fluidité est préservée.
A ce stade, une simple intervention gestuelle non verbale, type sourcils froncés, doigt tendu, ou petit coup sonore sur la table est encore possible pour maintenir le groupe dans l’attitude souhaitée. Dans notre exemple, il suffit de faire signe à Maël de remettre l’élastique dans sa poche – inutile de parler pour cela, le mime fera l’affaire.

Point B : stade de situation hypodégradée.
Les perturbations sont trop lourdes et ne permettent plus à l’activité de se dérouler dans de bonnes conditions. Il est nécessaire d’intervenir de façon ostensible, et de créer une rupture de courte ou moyenne durée.
Une intervention formulée verbalement est nécessaire, avec rappel des règles et annonce de potentielles conséquences : soit de manière nominative (à l’adresse d’un élément perturbateur identifié), soit groupale (à l’adresse d’un cercle de perturbateurs). Dans notre exemple, on demande à Maël d’apporter l’élastique et on lui explique pourquoi on doit le confisquer pour une durée déterminée. On demande à Lucie et Omar de se calmer et de rester à leur place.

Point C : stade de situation dégradée.
La situation s’est fortement détériorée et nécessite une rupture nette de moyenne à longue durée. Un Reset est nécessaire à l’adresse du groupe dans sa globalité. Il prendra un certain temps, détournera l’attention du public des vrais enjeux de l’activité et créera un grand trouble sur l’humeur générale.
Dans notre exemple, il faudra déterminer qui a bousculé Lucie et pourquoi. Un sentiment d’injustice s’installera certainement dans le groupe : « Omar a été sanctionné mais c’est Lucie qui a commencé ! », « Lucie n’a rien du tout, elle pleure pour faire la maligne ! », « Khadija n’avait pas à s’en mêler, c’est elle la coupable ! », « Maël n’avait pas le droit de jouer avec son élastique, il fait toujours des bêtises et on ne lui dit jamais rien parce que c’est le chouchou ! C’est lui qui aurait dû être puni ! » Etc.
De son côté, l’animateur se sera pas à l’abri de perdre son calme lui aussi devant tant d’agitation. Il aura le sentiment de ne plus avoir le contrôle, sentira son autorité bafouée, ce qui pourra le conduire à recourir à des sanctions disproportionnées, peut-être même partiales ; la situation n’en sera que pire. La réinitialisation d’un climat apaisé sera difficile.

Notons que les interventions précoces ont toutes les chances d’être bienveillantes. Dans notre premier exemple, Amélie ne se fatigue pas à gérer des situations gâtées par le temps, très énergivores. Dans la mesure où elle intervient toujours sur la courbe d’oscillation entre les Points 0 et A, elle est sereine et détendue, ce qui facilite l’exercice d’une autorité bienveillante. Elle n’est pas énervée donc peu encline à crier ou à infliger des punitions exagérées. Elle l’est d’autant moins que les enfants la connaissent et savent qu’il ne sert à rien de la tester : elle les reprendra toujours. Sa douceur avec eux les encourage d’ailleurs à être gentils avec elle en retour et à vouloir préserver cette relation affective bénéfique pour eux (=> production d’ocytocine dans le cerveau + effet miroir).

Quelques astuces très simples peuvent permettre de prendre sans attendre le contrôle d’un groupe dans la douceur :
- Installation dans le chahut du groupe dans la salle d’activité : faire ressortir tout le monde et recommencer dans le calme – « Pour l’entrée dans la salle, je suis sûr qu’on peut faire mieux ! Allez, on va recommencer ! »
- Inattention de quelques individus : faire remarquer sa présence avec humour – « Bonjour, je suis là ! Tu ne m’avais pas vu ? Tu es très distrait, dis donc ! Comment vas-tu aujourd’hui ? »
- Bavardages annexes : réclamer l’attention – « Eh bien, vous en avez des choses à raconter aujourd’hui ! Ça tombe bien, j’adore qu’on me raconte des histoires ! Mais vous voulez bien qu’on en discute après ? »
- Bâillements : si quelqu’un bâille bruyamment sans mettre la main devant sa bouche, on peut le lui faire remarquer et lui demander de faire attention pour la prochaine fois – « Eh bien dis donc tu es fatigué ce matin ! Tu as le droit de bâiller, c’est naturel, mais est-ce que tu penses que tu arriveras à être discret la prochaine fois ? »
Quelques remarques non blessantes, faites avec humour, sur des manifestations sans gravité donnent le ton d’une animation et vont signifier aux enfants que l’animateur a les choses en mains et qu’il fixe la barre haut dans l’attitude qu’il attend du groupe.
C’est sur ce genre de détails que le groupe saura s’il peut déborder ou non. S’il sent d’emblée la maîtrise de l’animateur, il y a peu de chance pour qu’il se risque à aller très loin. Il faudra alors que l’animateur soit constant et cohérent, et qu’il tienne compte de la durée et de la difficulté de son intervention – rappelons que le maintient au Point 0 sera compliqué sur un laps de temps long lors d’activités calmes qui demandent beaucoup de concentration ; de la même façon lors de jeux sportifs où les esprits risquent de finir par s’échauffer.


(Julien Lavenu, extrait du livre Autorité et bienveillance, LaboPhilo)